La révolution de l'enchantement

Journal d'une résidence à la médiathèque l'Escale à Auby

L'enchantement de l'enfance

L'enchantement de l'enfance

Dors maman dors

 

Maman fatiguée, maman usée.

Plus que quelques jours à vivre.

Le médecin me l’a dit avec son silence, avec son regard.

Elle ne le sait pas.

Elle le pressent, mais elle se tait.

Elle n’ose pas me parler.

Elle fait comme si.

Je fais comme elle.

Je fais comme je peux.

Elle me regarde. Plus de force pour sourire.

L’une protège l’autre et nous ne faisons qu’un.

Depuis toujours. Depuis le départ de celui qui ne nous a pas voulues. Celui qui nous a abandonnée, nous unissant au cœur de cet abandon, complices et droites comme notre vie.

*

*        *

Je ne veux pas inquiéter ma fille.

Ma fille connait la vérité et me ment, je le sais, par affection, par amour, pour me protéger du néant. Mais c’est impossible, je ne peux pas la laisser, pas maintenant, pas déjà. Je m’accroche à ce fil d’oxygène qui me retient prisonnière, mais vivante. Je m’accroche à chaque souffle comme à une main tendue vers moi. C’est mon dernier combat. Il y en a eu tellement… Je veux lutter encore et franchir les derniers mètres de ma vie avec elle. Mes yeux dans les siens. La tête haute, digne. Puis les angoisses de la mort me dévorent toute entière. Alors je la supplie presque, ma fille, mon trésor.

- Ne me laisse pas seule, viens là près de mon lit, oui, prends moi la main s’il-te-plaît. Viens tricoter à côté de moi, ça calme ma peur...

 

Nos mains saisissent les aiguilles et s’apaisent en silence. Quelques mailles glissent sur les tiges argentées comme le goutte à goutte du temps qu’il reste. Mais un doute me traverse à nouveau :

-  N’oublie pas ta promesse, jure le moi, jure que tu ne les laisseras pas m’emmener à l’hôpital pour me faire un trou dans la gorge si je m’étouffe !

-  Oui maman, je te le jure… là, respire… souffle… doucement … Calme toi, c’est bien, je suis là maman…

 

Mon souffle se rétrécit lentement. Je marche dans une impasse dont les murs se resserrent. Mes doigts se figent sur la laine et je n’ai plus la force. Je sens le regard de ma fille sur mes mains. Je sens le regard de ma fille sur mon visage. Alors je ferme les yeux. J’avance dans cette ruelle sans ciel. J’avance dans cet étouffement qui me serre doucement la gorge. Je n’ai plus peur. La vie se dérobe en moi et je tombe dans mon sommeil, doucement comme un nuage de lumière contre le mur de la ruelle. Je sens les mains de ma fille me saisir par les épaules. Pour me réveiller. Me secouer comme elle l’a déjà fait tant de fois. M’extraire de cette impasse dont les murs se resserrent sur mon souffle. Mais non. Elle a compris. Elle me laisse glisser dans mon dernier soupir comme dans l’eau profonde du canal, là où nous avons passé toutes ces années. L’eau du canal prend la couleur du ciel entre les plis de ses miroitements. Se glisse dans mes yeux toute une grisaille mêlée au bleu lointain qui m’attire comme un doux aveuglement. Loin, plus loin, je me laisse emporter. Loin, plus loin encore.

 

-  Dors, maman dors. Je suis là. Je t’aime. Envole-toi vers d’autres ciels. Il est temps de te reposer. Vas les rejoindre, ils t’attendent. Tu les vois ? Tu les vois n’est-ce pas, tous ceux qui nous ont aimés… Embrasse-les pour moi. S’il-te-plaît embrasse les pour moi…

 

*

*       *

La mort est venue te chercher toute habillée de nuit et de larmes. Tu as lutté jusqu’au bout, regard bleu azur grand ouvert, ton ultime résistance face à cette brume obscure. Et puis les saccades de ton souffle se sont espacées comme si l’air n’arrivait plus à rentrer ni à sortir. Tu t’es posée dans la plaine immobile de ton souffle comme un oiseau silencieux.

 

Les secours sont arrivés trop tard. Il n’y avait plus rien à faire, la mort t’accordant ma dernière obéissance, je t’avais juré.

 

La porte de ta vie s’est ainsi refermée sur l’être que tu avais le plus aimé au monde : moi, Maman.

 

Suis-je coupable dis, suis-je coupable de t’avoir laissée partir ? Coupable de t’avoir aimée ? Coupable de te laisser seule maintenant dans ce grand vide que tu vas creuser dans ma vie, dis-moi, je t’en supplie dis-moi, une dernière fois.

 

Un jour, tu m’as confié que tu avais essayé de me faire « passer » avec des remèdes de bonne femme. Mais paraît-il, j’étais bien accrochée. Dès que tu as avoué ta grossesse à ta mère, le plus dur pour toi avait été franchi. Fille ou garçon, tu t’en fichais. Du moment que je grandisse en bonne santé. Au final, une fille c’était quand même mieux qu’un garçon, non ?

 

Aujourd’hui, la pluie coule sur la vitre de mes souvenirs. Même si j’ai accepté de t’obéir jusqu’au bout pour ne pas trahir ta confiance, je ne suis plus une enfant.

 

C’est moi qui t’ai fait passer maman.

C’est moi.

 

Je suis la fille qui a laissé passer sa mère de l’autre côté.

 

Je reste sur le quai de ton départ.

 

Je suis orpheline de cinquante ans d’amour.

L'enchantement de l'enfance
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C
Mes larmes coulent... Pas de mot assez fort pour décrire comment ce texte résonne en moi
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C
vous savez convoquer notre compassion, et tirer les larmes de nos yeux. merci
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S
Merci de l'intérêt que vous portez à ce blog. Il n'est pas qu'un ensemble de mots et de textes comme vous vous en doutez... Mais le désir vital d'embarquer les gens d'Auby un peu plus loin vers eux-mêmes... Je pense que la vraie lecture commence avec une lecture de soi-même, de ses émotions, de ses sentiments. Et qu'ensuite lire ou s'intéresser aux autres vient naturellement. Merci de faire circuler ce blog et qu'il soit de plus en plus vivant.