La révolution de l'enchantement

Journal d'une résidence à la médiathèque l'Escale à Auby

Les histoires de Jean Derame

Les histoires de Jean Derame

Bretelles noires sur chemise blanche, veste de laine marron clair, petites lunettes avec lanière feutrée, front dégagé vers l’arrière d’une mèche fière et argentée, Jean Derame porte ses 87 ans pétante, 88 dans quelques mois. Mais ça, c’est sur sa carte d’identité. Quand il raconte, il n’a plus d’âge. Il m’a reçu dans la chambre du foyer où il habite, tapissée de photos, meublée de ses souvenirs, de quelques bibelots chargés d’histoire mais surtout de sa parole et de sa vitalité. Quand Jean partage ses histoires d’enfance ou de contrebande à la frontière belge, c’est un régal. En tirant de temps en temps sur ses magnifiques bretelles noires, il mime, gesticule, vitupère. Bref, il revit tout, les décors, les dialogues de ses aventures. Je me suis vu courir dans les voyettes à ses côtés, ramper dans les champs de blé, j’avais peur que la douane me confisque mes colis… C’est un beau film en noir et blanc à lui tout seul, une saga, on oublie le temps qui passe. Jean Derame nous fait sentir à quel point les anciens sont porteurs d’une histoire qu’il ferait bon de ne pas perdre… Nous oublions de passer du temps avec ceux qui ont fait ce que nous sommes.

Les histoires de Jean Derame

Je suis né le 16 Août 1929 à Hazebrouck. Mes parents, Joseph et Marie-Louise, parlaient flamand. Par exemple, pour le café, quand on disait « Chroute ! », ça voulait dire qu’il était bon.

Le premier souvenir d’enfance, ce sont les manifestations de 1936, du temps de Léon Blum. J’avais 7 ans, c’était juste avant la guerre et ça m’a marqué.

J’habitais Annezin les Béthune. Joseph aimait jardiner et aller à la pêche. En plus d’être mineur, mon père avait un champ et j’y travaillais toute la semaine.

Par exemple, à cette période du printemps, c’était la plantation des pommes de terre. Un jour, il me disait « Allez, zou, aujourd’hui, tu vas démarier les carottes ! ». Mais comme je voyais les copains qui me narguaient au loin avec leurs jeux, j’y allais à contre cœur. Ce jour-là, j’ai fait ça vite fait et je me suis fait tirer les oreilles.

Un certain dimanche de l’année, le seul où l’on travaillait, on partait avec la brouette et 30 kilos de jeunes plans de patates. On avait préparé la terre dans la semaine. Un alignement de rios et de buttes. Je passais derrière Joseph et c’est moi qui rebouchais les trous. Un bâton de 40 cm, attention pas 30 ni 50, nous permettait de déposer le plan à la distance exacte.

Avec Joseph, j’ai de sacrés souvenirs de pêche. Par exemple, ce jour-là, on pêchait dans le canal de Béthune. On était en contre poste, lui, il était du matin et moi de l’après-midi. Il devait m’apporter mon repas et je le voyais me faire de grands signes de l’autre côté de la berge.

- Je fais comment pour venir jusqu’à toi ?

- Va sur ta gauche, il y a une passerelle à 2 kilomètres.

- Une passerelle ? Deux kilomètres ?

 

Mon père était un excellent nageur. À l’armée, il participait à la surveillance de construction des ponts volants. Il surveillait en barque les soldats qui construisaient et qui parfois tombaient à l’eau. Il avait même sauvé deux civils qui avaient failli se noyer.

Ni une ni deux. Joseph a attaché mon déjeuner sur son dos et a rangé ses vêtements sur sa tête sous son grand chapeau. Mais à un moment de la traversée où il avait encore pied, le sac gorgé d’eau pesait trop lourd et l’empêchait d’avancer. J’ai du plonger, le rejoindre pour l’aider en soulevant le sac qui l’étranglait. On a eu chaud ce jour-là. J’ai mangé une salade de pomme de terre et de haricots verts à l’eau du canal.

Il m’en a joué des tours mon père à la pêche. Mon père et son chapeau ! Attention, c’était un personnage, son chapeau ! Un grand feutre noir, avec des rebords ! Un autre jour, le vent monte, et hop le chapeau s’envole et se prend dans le courant du canal. Impensable de perdre cette relique ! Ni une ni deux, je me déshabille et je plonge tout nu pour rattraper le fuyard. Juste au moment où je le saisis entre mes mains, j’ai pied, je me redresse, pose le chapeau sur ma tête et, quand je me retourne, je découvre avec stupeur tous les badauds sur le pont qui rentraient de la messe et qui me regardaient nagé, le cul à l’air !

Les histoires de Jean Derame

Mes trois prénoms sont Jean, Joseph, Albert. Celui de mon père et du père de mon père accolés au mien. Ma mère était une bonne mère. J’avais une sœur, Jacqueline. La vie n’était pas comme maintenant. Toujours très active. Et entre mineurs, il y avait une vraie solidarité. Même dans tous les moments de la vie quotidienne. Par exemple un jour, je croise mon voisin.

 

- Tiens salut, d’où que tu vas Lucien ?

- Je vais acater du pain !

- Tu peux en prendre un pour moi ?

- Pas de souci.

- Tu veux des sous ?

- Non tu me paieras après, je reviens !

Et des tas de petites choses comme ça toutes simples. Par exemple, à 8 heures du matin, le garde de compagnie minière arrivait avec sa trompette. Il soufflait dedans pour avertir les femmes de faire leur rio d’eau sur leur trottoir. C’était la tradition, comme on dit, chacun devait nettoyer devant sa porte. Et bien si ce jour-là Alphonsine était restée couchée parce qu’elle était malade, sa voisine le faisait à sa place sans hésiter. Même dans le malheur il y avait une cohésion.

Une autre anecdote. On touchait du charbon tous les mois, on appelait ça du « flou ». Une sorte de charbon de mauvaise qualité un peu mélangé à de la terre. Ben du « flou » quoi ! Moi, si je travaillais de l’après-midi, mon voisin disait à ma femme :

 

-T’inquiète je m’en occupe ! Je vais prendre ma brouette et vider ton « flou » par le soupirail de ta maison.

À Annezin les Béthune, on vivait dans un grand coron. À cette époque, à part quelques polonais qui venaient en renfort, aucun travailleur étranger. Les maisons étaient contigües. Une porte d’entrée à gauche, une porte d’entrée à droite. Mais on n’entendait rien avec des murs de 40 en briques. Cour mitoyenne aussi mais séparées d’un petit mur. Avec une pompe à eau collective. Pas de lavabo ni de robinet dans les maisons. On la couvrait de paille à l’hiver pour pas qu’elle gèle. Mais bon, on vivait bien comme ça. C’est une question d’habitude.

 

Les histoires de Jean Derame

Un jour, les allemands, on était en 42, j’étais gamin, et pour faire quelques sous, c’était quelque chose un sou, avec un sou on achetait 5 bonbons, j’avais décidé avec un ami de piquer du cuivre. Les allemands nous faisaient rapporter nos boites métalliques à l’école pour faire l’acier de leurs canons. Ce jour-là donc les allemands avaient arrachés avec le tir de leur canon aérien posé sur un wagon tous les fils de la ligne électrique de chemin de fer, entre Béthune et Dunkerque. Comme on savait qu’un kilo de cuivre coûtait cher, avec mon ami, on a essayé d’embarqué un gros rouleau de cuivre déposé par les boches le long de la voie ferrée et de le planquer dans les champs de blé. Mais manque de chance, une sentinelle allemande nous a repérés et hurlé dessus!

 

- Halt ! Halt ! Oder ich schieße!

Et le Boche a tiré ! On a lâché le butin ! Je devais avoir douze ans et j’ai eu la peur de ma vie ! On s’est caché dans les champs et on a marché dans les marais pour pas que les chiens nous sentent et pour brouiller les pistes. Les allemands ont lancé des perquisitions dans les corons pour nous trouver, mais rien. On est resté cachés dans un trou d’obus jusqu’à la nuit tombante. Puis on est rentré en faisant un grand détour par Vendin-les Béthune.

Une autre histoire avec mon copain Henry nous a fait de sacrés souvenirs. Il était garde chasse à la forêt de Labeuvrière avec le droit de porter un fusil.

Un jour les allemands lui ont passé commande pour un repas au mess des officiers : Vingt lapins et dix faisans ! Et il nous restait une semaine pour ça !

Du coup, on s’est organisé pour faire du braconnage, au fusil, ça aurait pris trop de temps. On s’est promené la nuit avec des torches au soufre. On allumait, ça fumait, le faisan tombait inanimé une minute en respirant les vapeurs. On a mis deux jours pour les faisans.

Pour les lapins, pas de souci, j’avais dressé un furet. Mon copain plaçait les filets à l’entrée des terriers. Et je donnais à boire le sang d’un jeune lapin à mon furet pour pas qu’il dévore les premières proies. En deux sorties, on en a attrapé une douzaine. Mais la dernière nuit, j’étais malade. J’ai demandé à Jules de me remplacer. Pour habituer le furet à mon odeur, il vivait la moitié du temps sur ma peau et sous ma chemise. Je prête donc mon furet à Jules qui le place comme moi. Mais deux heures plus tard, Henri vient me chercher paniqué.

 

- Jean, viens ! Dépêche-toi, y’a un sacré problème !

Le furet avait planté ses dents… dans le sein de Jules… et pas moyen de le décrocher ! Il n’avait pas reconnu mon odeur et considéré Jules comme un ennemi. Bref, j’en ai fait des bêtises dans ma jeunesse. J’ai même fait le contrebandier !

Le chien de compagnie de Jean Derame, en souvenir du vrai et offert par sa petite fille.

Le chien de compagnie de Jean Derame, en souvenir du vrai et offert par sa petite fille.

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P
Drôle et émouvant, naïf et malin, la vie qui se tricote comme une évidence. Pour donner envie d'être humain. Merci Dominique SangPierreEau.
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